Le problème de l'An 24
Quiconque s'intéresse un minimum à l'histoire du shōjo manga va rapidement tomber sur le « Groupe de l'An 24 ». Derrière cette expression se cache un groupe de femmes mangaka qui a marqué la décennie 1970.
L'expression est extrêmement commune, que se soit dans les critiques, articles ou essais de fans, de journalistes ou d'universitaires. J'ai moi-même longtemps utilisé cette expression. Mais aujourd'hui je l'évite.
Typiquement dans le numéro 250 de la revue AnimeLand, j'ai écrit un article qui présente des autrices notables des années 1970. J'ai pris bien soin de ne pas utiliser l'expression, et au contraire j'ai poussé le vice en mentionnant d'autres « groupes », comme par exemple le Ribon Comic Group, les HOT ou encore le mouvement otometic. Pourquoi ?
De quoi parle-t-on ?
Au Japon, l'expression remonte a priori de la fin de la décennie 1970. Dans le monde anglophone (et par extension à l'international), sa popularisation est probablement le fait de Rachel Thorn. Sa définition du milieu des années 2000 semble toujours faire autorité à l'international (traduction personnelle) :
C'est ici qu'entre en scène le « Groupe des Fleurs de l'An 24 ». Marquées par les mouvements radicaux de la jeunesse de la fin des années 1960 et influencées par les meilleures œuvres des anciens shōjo manga, mais aussi par le cinéma et la littérature européenne (sans oublier le rock'n'roll étatsunien et britanique), des jeunes autrices talentueuses et innovantes ont fait leur début plus ou moins au même moment.
Qui sont-elles ? Cela dépend à qui vous le demander. Si vous demandez aux femmes qui soit-disant en sont membres —Moto Hagio, Keiko Takemiya, Yumiko Ōshima—, elles vous diront que ce groupe n'existe pas, qu'il s'agit d'une invention des fans et critiques. […] D'autres inclus toute autrice très populaire de cette génération, comme Riyoko Ikeda ou Sumika Yamamoto. D'autres encore vous parlerons des femmes qui ont squatté la collocation de Hagio et Takemiya entre 1970 et 1972, dont certaines ne sont pas mangaka ! Mais la plupart s'accorderont pour vous dire qu'il s'agit de toutes ces artistes qui ont révolutionné le shōjo manga pendant les années 1970.
Donc les autrices qui ont « révolutionné » (rien que ça) le shōjo manga pendant les années 1970. Le dernier ouvrage de référence en date sur l'histoire précoce du shōjo manga, Shōjo manga wa doko kara kita no ? (少女マンガはどこからきたの?, Seidosha, 2023), page 105, préfère parler d'autrices qui ont « innové ». C'est déjà un peu moins grandiloquent.
Quoi qu'il en soit, cette expression existe. Elle a d'ailleurs une certaine valeur aux yeux d'un grand nombre de mangaka, d'avant, de pendant et d'après les années 1970. Mais pour raconter l'histoire du shōjo manga de manière formelle, deux éléments (qui sont très liés l'un à l'autre) me chagrinent dans cette définition, et me bloquent quant à l'utilisation de l'expression.
De l'innovation à la révolution
Vous l'aurez compris lorsque j'ai tiqué sur le mot « révolution », mon premier problème concerne les innovations mentionnées.
Un élément qui ressort généralement des discours autour de l'An 24 est l'apparition de récits homoérotiques masculins : Le Cœur de Thomas, Le Poème du Vent et des Arbres, Hi izuru tokoro no tenshi, From Eroica With Love… pour ne citer que les plus notables. C'est effectivement le début de ce qui deviendra plus tard le Boys' Love (BL) manga, un segment majeur du manga contemporain. C'est définitivement quelque chose de remarquable.
Mais au-delà de cet élément, cela devient bien plus flou. Différentes « innovations » sont attribuées à l'An 24 en fonction des commentateurs. Certaines sont totalement fantaisistes (et le fait d'universitaires parfois !) comme l'usage de protagonistes masculins ou encore le développement de l'horreur (???).
D'autres déclarations sont plus crédibles, mais restent trop vagues et mériteraient d'être réellement détaillées. Typiquement les innovations stylistiques.
Il est souvent fait mention des mises en page éclatées, des collages et autres montages, des monologues intérieurs, des images mentales, de la profondeur des yeux… Tous ces éléments datent des années 1960, voire de la seconde moitié des années 1950 pour certains. À mes yeux cela ressemble plus à une évolution continuelle.
Certes certaines autrices des années 1970 sont vraiment partie loin, comme Moto Hagio, Mineko Yamada, Riyoko Ikeda… Mais c'est aussi le cas de Hideko Mizuno qui débute en 1955 (et dans une moindre mesure Masako Watanabe qui débute en 1952) et n'est donc absolument pas de cette génération. Ses manga de la toute fin de la décennie 1960 commençaient à vraiment exploser stylistiquement parlant. Donc quelques années avant les explosions de Hagio et Ikeda.
Et quid des autrices de l'An 24 qui n'ont pas particulièrement explosé visuellement, comme Nanae Sasaya ou Yasuko Aoike ?
Pour en revenir à des éléments thématiques, un point qui revient souvent concerne l'apparition de la SF. C'est vrai qu'il y a un développement dramatique dans le domaine pendant les années 1970, mais là encore il s'agit d'une évolution. Nicoryuu a rédigé un excellent article sur le sujet :
Il en va de même pour les récits historiques, les drames sociaux, l'apparition de la sexualité et de l'érotisme, ou de l'influence des cultures occidentales sur le shōjo manga. Pour cette évolution dans la continuité, je peux vous renvoyer à mon article Le shōjo manga avant la Rose de Versailles : une rose en bouton, toujours dans l'AnimeLand n°250. Cet article a justement pour angle de montrer comment la Rose de Versailles construit sur les briques stylistiques et thématiques de ses prédécesseurs, plutôt que d'être une rupture franche avec le passé (une révolution, donc).
Je ne parlerai pas de la maturité des récits, qui est une conséquence directe de l'évolution démographique et de l'apparition des magazines comme Seventeen, Teen Look ou Funny, qui forcent le marché à se reconfigurer. C'est totalement indépendant des autrices.
Comme il y a un flou total autour des innovations concernées, certains universitaires utilisent des concepts de « pré/post l'An 24 » pour mettre en avant des autrices qui innovent avant ou après la décennie 1970. Parce que pourquoi pas, j'imagine.
J'ai le même sentiment qu'avec Osamu Tezuka : on a une idée flou de l'évolution du manga, on a un (groupe de) mangaka extrêmement célèbre qui, dit-on, a « révolutionné » le manga, donc on va lui (leur) mettre tout sur le dos.
Par extension, dans ces discours autour de l'An 24, il y a une forme de mépris qui peut s'exprimer pour les œuvres (et leurs autrices) des années 1950 et 1960. Des histoires « cul-cul » (ça me rappelle quelque chose…) et « conventionnelles », pour reprendre des mots utilisés par Rachel Thorn dans son article.
Par extension, et comme l'expliquent Fraser et Monden dans leur article (p.551), les discours sur le shōjo manga privilégient de manière disproportionné une petite sélection des autrices de l'An 24 et le boys' love manga. Le reste de la production du shōjo manga est relativement ignoré, voire méprisé. Ceci, même dans le milieu universitaire.
Donc oui, il y a une transformation notable du shōjo manga pendant les années 1970, mais les détails et attributions réelles semblent flous. Eike Exner (Manga: A New History of Japanese Comics, p.144), après avoir remarqué l'apparition de ces récits homoérotiques, déclare sobrement que cela s'inscrit dans d'un « développement thématique et stylistique soudain » qui est « remarqué par la presse sous le nom de “Groupe de l'An 24” ».
Mais est-ce réellement un groupe ?
Un problème d'identité
Rachel Thorn, dans sa définition, note que personne ne semble s'accorder sur les membres du « groupe ». Effectivement, s'il y a un flou sur les innovations, il y a mécaniquement un flou sur leur maternité.
Pire : « l'An 24 » est sensé faire référence à l'année de naissance des autrices en question, l'année 24 de l'ère Shōwa (1949). Thorn note que si c'est le cas de Moto Hagio, ce n'est pas le cas de Yumiko Ōshima ni de Keiko Takemiya.
Tomoko Yamada, qui se demande qui peut bien faire partie du groupe, note qu'en fait très peu d'autrices concernées sont nées pendant l'an 24 :
Dans son article Yamada retrace l'usage de l'expression et remarque bien vite que si Hagio, Ōshima et Takemiya (les « HOT ») sont toujours centrales, les autres mangakas vont et viennent en fonction des commentateurs.
Elle note aussi qu'outre « Groupe de l'An 24 », il existe donc les « HOT », le « Ribon Comic Group », le « Groupe du Nouveau Romantisme » la « Shinkankakuha (École de la Nouvelle Sensation ) » ou encore le « Salon Ōizumi ». Il semblerait que c'était à la mode de créer des noms pour marquer le développement des années 1970. À part le terme de HOT qui fait référence à trois mangaka précises, et le Ribon Comic Group qui fait référence aux contributrices d'un magazine spécifique, tous ces « groupes » possèdent des contours extrêmement flous, et leurs « membres » se chevauchent énormément.
Comme le souligne Yamada, cette multiplication des groupes, et la tendance clanique des fans, provoquent bien vite une dégénérescence parmi les fans des unes et des autres : lettres d'insultes, accusations de plagiat, menaces de mort… Sans surprise un certain nombre de mangaka concernées en sont traumatisées et récusent plus ou moins violemment la notion de « Groupe de l'An 24 ».
Sans aller dans ces extrémités, à cette époque il était courant que les mangaka aillent les unes chez les autres, étaient les assistantes les unes des autres, s'influençaient donc mutuellement et se liaient d'amitié. Par exemple Ryōko Yamagishi, Yasuko Aoike et Waki Yamato étaient très proches. Alors pourquoi les deux premières font généralement partie du Groupe de l'An 24, mais pas la troisième ?
Dans ce même ordre d'idée, aussi bien Suzue Miuchi que Mineko Yamada ont été formées dans l'école manga du Bessatsu Margaret, sous le patronage de Mitsuaki Suzuki. La première n'est pas associée à l'An 24, mais la seconde oui… Donc des autrices qui ont la même filiation ou des influences mutuelles très marquées ne sont pas regroupées. Quelle est la logique ici ?
Cette idée de « groupe » est une définitivement une supercherie. Mais l'idée de « l'An 24 » semble tout aussi étrange aux yeux de Tomoko Yamada. L'année de naissance des autrices lui semble moins pertinent que le moment de leur début de carrière. C'est vrai ça, personne ne dirait que Takako Yahagi, née en 1949 mais qui débute en 1989, fait partie du Groupe de l'An 24.
À ce titre, je reviens sur Yasuko Aoike. Cette dernière débute en 1963. Pendant près de 10 ans elle dessine des mangas « cul-cul et conventionnel », comme toutes les autrices qui ont débuté pendant la première moitié des années 1960.
Pourtant son nom revient quasi-systématiquement lorsque l'on parle de l'An 24. J'ai ma petite théorie sur le pourquoi du comment : en 1976 elle commence à dessiner des proto-BL. On en revient toujours à la même chose, l'homoérotisme masculin.
D'ailleurs pendant ses recherches sur l'expression, Yamada tombe sur un critique qui tente d'inclure Mineo Maya, un homme, mais qui a dessiné du proto-BL, dans le Groupe de l'An 24. Voilà voilà, je crois que tout est dit là…
Rédigé le 2025-10-18.